lundi, 02 mars 2009
La démocratie au secours de la féodalité
À quelques encablures de la presqu’île du Cotentin, les îles anglo-normandes, ces « morceaux de France tombés dans la mer », selon un Victor Hugo qui y passa quelques années, à Jersey d’abord, Guernesey ensuite, dépendent directement de la couronne d’Angleterre… et ne font pas partie de l’Union européenne. Si l’on ajoute qu’on y applique toujours certains éléments de la Coutume de Normandie – un droit enseigné avec art aux avocats des îles, à l’Université de Caen par Madame Sophie Poirey -, et que certains habitants y parlent encore un patois proche de celui du Cotentin, on comprendra que l’on se trouve devant une de ces survivances que seule l’Angleterre a su tolérer, pour le plus grand bien de ses habitants.
Dépendant du bailliage de Guernesey, l’île de Sercq ( Sark en anglais, 5 km2 et 600 habitants) était jusqu’il y a peu le dernier État féodal d’Europe, depuis qu’Elizabeth (Ière, bien sûr) en confia la direction à Hélier de Carteret, lui demandant en échange de défendre cette terre contre les pirates et les Français. A cet effet, les seigneurs de l’île en ont divisé le en quarante propriétés foncières, les « tenements », à charge pour chacun des propriétaires de fournir en permanence un homme en armes. L’assemblée des propriétaires, les « Chef Plaids », dirigeait l’île avec un seigneur qui jouissait de privilèges spécifiques, dont le droit de colombier, celui de posséder une chienne fertile, et, surtout, le droit du treizième, c’est-à-dire la possibilité de percevoir le treizième du prix de vente des propriétés.
Mais alors que ces droits seigneuriaux disparaissaient ou étaient transférés au domaine public du bailliage dans les autres îles anglo-normandes, ils continuaient d’exister à Sercq. Pour autant, des réformes avaient ouvert les Chefs Plaids à 12 députés du peuple depuis 1922. L’île vivait donc paisiblement sous la tutelle de Sir Michael Beaumont, seigneur depuis 1974, du tourisme et, étant donné son statut et ses impôts directs inexistants, hébergeait quelques sociétés off-shore.
C’est en 1993 que les choses changent, quand les frères David et Frederick Barclay achètent pour 2,3 millions de livres l’île de Brecqhou (65 hectares, l’ancienne « île des marchands » des cartes, séparée de Sercq par quelque dizaines de mètres à marée basse). Ces jumeaux de 73 ans, un temps peintres décorateurs à Londres, firent fortune en transformant en hôtels de vieilles maisons hâtivement réhabilitées, jusqu’à racheter le Ritz de Londres en 1995 et à devenir propriétaires en 2004 du Daily et du Sunday Telegraph. Leur fortune étant évaluée à 1,7 milliard de livres, ils furent anoblis en 2000. Non content d’avoir acquis Brecqhou, ils possèdent aujourd’hui environ 20% de Sercq quatre hôtels sur sept, un pub, plusieurs boutiques, le tout représentant 140 emplois.
Mais les choses allaient rapidement se gâter entre les parvenus britanniques et les sercquiais. Les Barclay allaient d’abord bétonner Brecqhou, totalement interdit y compris aux sercquiais, pour y construire un château d’un kitsch Kolossal, de style Louis II de Bavière revu par Disney. Ils dotèrent l’îlot d’abris anti-atomiques, d’un héliport, de gardes, hissèrent finalement leur pavillon et, depuis 1999, prétendirent user de leurs propres timbres.
Sur le plan juridique, ils allaient rapidement se heurter à un vestige du droit normand, la transmission héréditaire des propriétés foncières à l’aîné mâle de la famille. Avocats anglais, français et îliens planchèrent pour leur permettre de transmettre en indivision Brecqhou à l’ensemble de leurs enfants, sans parvenir à trouver de solution coutumière. C’est alors qu’ils s’avisèrent que le bailliage de Guernesey, dont dépend Sercq, avait, sous la pression de la Couronne, signé la Convention européenne des droits de l’homme. Les droits de l’homme contre la féodalité à l’aube du XXIe siècle, c’était trop beau pour être vrai ! L’île de Sercq préféra modifier ses lois que d’engager un combat perdu d’avance.
Mais les Barclay ne comptaient pas s’arrêter en si bon chemin. Leur but était de prendre ensuite le pouvoir sur Sercq, d’en finir avec le seigneur héréditaire pour devenir les seigneurs démocratiques de cette terre bénie. Cette île qui n’a pas de routes bitumées, d’éclairage public, et où les véhicules autres que les tracteurs sont proscrits, devait entrer dans le XXIème siècle. Ils voulaient en faire une destination touristique réservée à quelques privilégiés, avec héliport, golf de neuf trous, nouveaux hôtels, et autorisation de circulation aux voiturettes de golf. Bref, ils allaient transformer l’île en un nouveau village de la série Le Prisonnier, et les îliens en éléments du décor.
Pour cela, nos jumeaux usèrent de toutes les armes classiques de la démocratie : un homme de confiance, Kevin Delaney, fut chargé d’employer au mieux une somme annuelle de 4,5 millions d’euros (le budget de l’île n’est que d’1,3 million d’euros). Un journal gratuit, Sark news, entreprit la lutte contre les « talibans féodaux », les accusant de servir les intérêts douteux de sociétés off-shore. Et, en même temps, la Constitution de Sercq était attaquée devant la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg.
Les choses parurent se présenter au mieux pour nos décorateurs puisque, une fois encore devant la pression de la justice strasbourgeoise, Sercq préféra évoluer volontairement, et qu’en 2006 on décida de modifier la composition des Chefs Plaids : les propriétaires terriens perdaient leur siège de droit, l’assemblée nouvelle devant se composer du seigneur, du sénéchal et de 28 députés élus.
Le 10 décembre 2008 ont été organisées les premières élections entièrement démocratiques de l’île, qui connurent plus qu’un succès d’estime avec 56 candidats pour 28 sièges, soit près de 10% de la population de l'île, et 87 % de participation.
Un bref calcul le révèle, deux clans s’opposaient, celui soutenu par un Seigneur qui veut éviter de voir Sercq devenir un jour « Sercqlay », et celui des Barclay, demandant, entre autres, l'abolition du caractère héréditaire du seigneur et le cumul par le sénéchal, nommé par le seigneur pour trois ans, des pouvoirs judiciaire et exécutif.
Las, les Barclay ne devaient obtenir que… deux sièges, alors qu’avec l’ancien système ils pouvaient compter sur six sièges, du fait de leurs tenements, et même leur agent d’influence, Kevin Delaney fut battu. Très démocratiquement, celui-ci tenta aussitôt de négocier avec la nouvelle assemblée pour pouvoir malgré tout prendre part aux décisions, au vu des sommes investies par les milliardaires, ce qui lui fut refusé. Fous de rage, les Barclay annoncèrent alors par la bouche de leur avocat guernesiais, Gordon Dawes, auteur d’une remarquable Laws of Guernsey, non seulement qu’ils renonçaient à leurs financements, mais aussi qu’ils fermaient tous leurs établissements, mettant au chômage dans un territoire sans sécurité sociale un habitant sur quatre. « Le peuple de Sercq a écrit le plus important suicide commercial de tous les temps » déclara finement Kevin Delaney.
Là encore, le résultat ne se fit pas attendre : l’île se révolta. Le sénéchal, Reginald Guille, un ancien militaire, déclara à Léonard Lièvre, journaliste de La Manche libre : « la dernière fois qu’on a dit au peuple de Sercq comment voter, c’était en 1940, sous l’occupation allemande » (rappelons que les îles anglo-normandes furent occupées jusqu’en 1945). Jersey et Guernesey annoncèrent leur soutien, financier si besoin était à la petite île. Et, devant cette situation intenable, les Barclay se décidèrent à rouvrir leurs établissements dix jours après. C’est que, comme l’écrivait Georges Louis dans l’Humanité, un journal que l’on ne savait pas si sensible aux charmes de la féodalité, « sur l’île de Sercq, malgré les pertes d’emplois, on tient bon et on n’a pas l’intention de se laisser acheter par des milords ».
Puisse Sercq vivre encore longtemps libre et fidèle à son histoire…
Christophe Boutin
Publié dans Débat | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : les epees, blog, débat, boutin, démocratie, sercq |
Commentaires
Très intéressant.
J'offre mes services comme traducteur assermenté anglais-français si besoin était (cour d'Appel de Rennes), et j'ajoute que je donne un crash course en astro-navigation (sextant Freiberger). Je suis également prof à la Fac des Sciences de Nantes.
Amitiés,
jacques.guilbaud@free.fr
Écrit par : jacques guilbaud | mardi, 03 mars 2009
je voudrai avoir le plan detaillé du sujet suivant:l'insecurité au moyen age
Écrit par : bini arthur | vendredi, 21 août 2009
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